L’IA et les contrats : état des lieux
IA et contrats : entre fantasme et réalité
L’intelligence artificielle suscite à la fois fascination et inquiétude chez les professionnels du droit. « IA », « Gen AI », et « Legaltech » font désormais partie du vocabulaire employé au sein des cabinets d’avocats, des directions juridiques d’entreprise comme au sein des études notariales. Pendant la pause-café, on parle désormais de « LLM » pour évoquer les grands modèles de langage (Large Language Models) et plus pour désigner un Magister Legum ou Master of Laws comme deux ans auparavant.
A date, quasiment toutes les professions juridiques connaissent l’IA Générative et reconnaissent l’impact qu’aura l’intelligence artificielle sur les modalités d’exercice de leur profession, générant ipso facto espoirs, opportunités mais aussi son lot de craintes et défiances.
Pendant que certains imaginent un avenir où l’IA remplacerait totalement les avocats2, juristes, notaires et autres huissiers, d’autres y voient un énième gadget tech à la mode encore loin de pouvoir rivaliser avec un professionnel du droit aguerri.
A ce jour, quels qu’en soient les domaines d’application contractuels, l’IA (principalement générative) consiste dans la plupart des cas à – lorsqu’elle est bien utilisée – générer des gains de productivité en accélérant la recherche d’information ou la rédaction de documents et emails. Bon nombre de logiciels et outils mettent ainsi en avant des argumentaires commerciaux tels que « l’IA juridique la plus avancée3 » ou « l’IA qui maximise la rentabilité » et offrent des fonctionnalités permettant de traiter rapidement des tâches répétitives et chronophages, libérant ainsi du temps pour des activités à plus forte valeur ajoutée.
Pour autant, si l’avènement de l’IA et la fulgurance de sa pénétration au sein d’un secteur juridique réputé conservateur ont pu surprendre, force est de constater que l’on est encore assez loin du juriste, de l’avocat ou du notaire augmenté, surtout lorsqu’il s’agit de réaliser des tâches complexes.
Le « momentum » est ainsi devenu un sujet crucial. La question n’est plus aujourd’hui de savoir si l’IA va s’imposer au sein des cabinets, entreprises et études, mais plutôt de savoir quand la technologie sera suffisamment mature pour transformer les usages et la pratique du droit.
Les Américains aux premières loges
Comme souvent en matière de nouvelles technologies, les précurseurs (early adopters) sont situés de l’autre côté de l’Atlantique. Les startups américaines, bénéficiant d’investissements massifs (le marché du venture capital aux USA est 6x plus grand que celui de l’Europe toute entière4) pour accélérer leur développement, se sont rapidement emparées de l’IA et du droit.
Pour illustrer ce propos, on peut citer les exemples de Luminance qui a déjà levé plus de 67 millions de dollars depuis sa création afin de développer un « Legal AI Copilot », ou encore Icertis, mastodonte du Contract Lifecycle Management (CLM), qui cumule 447 millions de dollars de levées de fonds. Ces investissements colossaux montrent la confiance des investisseurs dans le potentiel de l’IA pour transformer le domaine juridique.
Enfin, toujours sur le plan de l’intelligence artificielle appliquée aux contrats, Harvey, avec ses 100 millions de dollars levés pour développer des LLM (cf. I.A ci-dessus) juridiques, est une autre illustration de cette dynamique.
Ces exemples illustrent l’avant-gardisme Américain dans cette révolution technologique, investissant temps et argent dans un segment de marché prometteur. Cette avance, soutenue par une réglementation favorable, un écosystème dynamique de capital-risque et une culture d’innovation au sein des professions juridiques, favorise l’émergence de solutions IA pionnières dans le domaine juridique, et sont susceptibles de redéfinir rapidement les pratiques juridiques à l’échelle mondiale.
Est-il ainsi trop tard pour les acteurs européens ? Rien n’est moins sûr. En effet, l’Europe souvent perçue comme suiveuse en matière de technologie, a une carte à jouer avec ses spécificités culturelles ainsi que ses particularités en matière de droit, doctrine et jurisprudences qui rendent son marché, profond mais hétérogène, complexe à pénétrer. Ce momentum, ce contexte européen unique, ainsi que la volonté politique française5 comme européenne6 de se positionner comme leaders de l’intelligence artificielle, offre aux acteurs européens l’opportunité de se différencier et de rivaliser avec les leaders américains en misant sur des technologies respectueuses de l’histoire, des valeurs et spécificités juridiques européennes.
Quelques initiatives pionnières sur le vieux continent
Bien que les startups américaines soient en tête de file, l’Europe n’est pas en reste. Grâce à l’impulsion d’initiatives privées comme publiques, le vieux continent voit également émerger des projets innovants visant à exploiter le potentiel de l’IA dans le domaine juridique.
Pour ne citer que quelques exemples, on notera :
- En France, Jimini AI souhaite devenir le copilote IA des professionnels du droits, via la recherche, l’analyse et la rédaction de documents juridiques.
- Au Royaume-Uni, Robin AI, cofondée par un ancien avocat du Cabinet Clifford Chance, entend utiliser le levier de l’IA pour automatiser et accélérer la revue, la recherche et la rédaction de contrats,
- En Allemagne, Noxtua Copilot, cofondée par le cabinet CMS, veut devenir le prochaine IA Générative souveraine et européenne pour avocats et juristes.
Ces initiatives montrent tout d’abord que l’Europe est capable de rivaliser avec les États-Unis en matière d’innovation juridique, et que de nombreux acteurs ont saisi les enjeux économiques et juridiques sous-jacents à cette course à l’innovation (cf. section II infra).
En matière de gestion contractuelle, les éditeurs français et européens de CLM ont su conquérir des parts de marché significatives.
Depuis quelques années, l’avènement des LegalTech et notamment des éditeurs de solutions NoCode de CLM ( Contract Lifecycle Management) ont permis aux juristes de créer leur propre algorithme de génération de documents juridiques.
Appliqué au management contractuel, l’algorithmie permet de transformer des modèles de contrats statiques en données contractuelles utilisables par des IA génératives et en capacité de couvrir l’ensemble des conditions permettant d’arriver à un modèle de contrat complet susceptible de couvrir les cas couverts à un instant T par le droit positif.
L’innovation portée par les acteurs européens du CLM est donc particulièrement adaptée au droit des contrats de tradition civiliste.
par Thomas Sain-Aubin et Pierre Marchès, lire l’article complet publié dans la revue »Droit et Patrimoine » et disponible en Open Access: https://hal.science/hal-04626943v1